Solomon Popoli Linda, né dans la région rurale et pauvre de Msinga en pays zoulou, est l’une des figures les plus emblématiques mais tragiquement méconnues de la musique sud-africaine. Créateur du célèbre chant «Mbube», qui deviendra mondialement célèbre sous le titre «The Lion Sleeps Tonight, Linda a marqué l’histoire de la musique, bien que son héritage ait été terni par l’exploitation de son œuvre et le déni de ses droits d’auteur.
Une jeunesse influencée par la musique syncopée
Solomon Linda est né en 1909 près de Pomeroy, dans une région rurale du KwaZulu-Natal. Éduqué à l’école Gordon Memorial Mission, il y fut initié à la musique occidentale tout en restant profondément ancré dans la tradition zouloue. Dans le contexte de l’époque, où les influences musicales américaines, comme le ragtime et le jazz, se répandaient en Afrique du Sud depuis les années 1880, Linda développa un style unique. Inspiré par ces nouveaux courants musicaux, il composa des chansons zouloues qu’il interprétait lors de mariages et de réceptions locales avec des amis.
En 1931, comme beaucoup de jeunes Sud-Africains de sa génération, Solomon Linda quitta sa terre natale pour chercher un emploi à Johannesburg, alors une métropole en pleine expansion grâce à l’exploitation de ses riches mines d’or. Cette migration, bien que motivée par des raisons économiques, devint un tournant dans sa vie musicale.
Les Evening Birds : un groupe emblématique
À Johannesburg, Solomon Linda travailla dans le magasin de meubles de son oncle, mais son amour pour la musique ne faiblit pas. Il rejoignit une chorale appelée Evening Birds, qui se sépara en 1933. Refusant d’abandonner la scène, Linda refonda un nouveau groupe portant le même nom. Travaillant également comme serveur à l’hôtel Carlton, il continua de cultiver son art, passant des animations de banquets aux compétitions de chant.
Les Evening Birds devinrent rapidement populaires grâce à leurs performances captivantes, agrémentées de costumes élégants : redingotes rayées, chapeaux melon et chaussures noires et blanches. Ces spectacles reflétaient un mélange unique de traditions zouloues et d’influences occidentales, attirant un large public dans les compétitions de chant à Johannesburg.
La naissance de «Mbube»
En 1939, la carrière de Solomon Linda prit un nouveau tournant lorsqu’il fut repéré par Griffith Motsieloa, un recruteur talentueux de la Gallo Record Company. Cette firme, fondée par l’immigrant italien Eric Gallo, possédait alors le seul studio d’enregistrement professionnel en Afrique subsaharienne. Linda et les Evening Birds enregistrèrent plusieurs chansons sous ce label.
C’est lors d’une session d’enregistrement que Solomon Linda improvisa «Mbube», un titre signifiant «lion» en zoulou. La chanson, construite autour d’une harmonie vocale puissante et d’un chant rythmique en polyphonie, était inspirée des traditions musicales zouloues tout en intégrant des éléments modernes. Le morceau devint un énorme succès en Afrique du Sud dans les années 1940, vendant plus de 100 000 exemplaires – un exploit pour l’époque.
Cependant, malgré ce succès, Solomon Linda ne reçut que dix shillings (moins de deux dollars) pour l’enregistrement, une somme dérisoire qui illustrait les inégalités systémiques dans l’industrie musicale sud-africaine, encore plus accentuées par les dynamiques raciales sous le régime de l’apartheid.
La spoliation de son œuvre
Si «Mbube» devint un symbole de la culture sud-africaine, son succès dépassa rapidement les frontières du pays. Le titre attira l’attention de producteurs internationaux, notamment aux États-Unis, où il fut adapté et popularisé sous le nom de «The Lion Sleeps Tonight». La version américaine, enregistrée dans les années 1950 par le groupe The Tokens, devint un succès planétaire, générant des millions de dollars en royalties.
Cependant, Solomon Linda ne bénéficia jamais de ces retombées financières. Ignorant ses droits d’auteur et exploité par un système colonial profondément inégalitaire, il fut dépouillé de tout bénéfice. Les producteurs et éditeurs occidentaux profitèrent de sa méconnaissance des lois internationales sur la propriété intellectuelle pour s’approprier ses droits.
Une fin tragique
Dans son pays natal, la gloire de Linda s’éteignit peu à peu. Après le succès initial de «Mbube», il connut des années difficiles, occupant des emplois subalternes pour subvenir à ses besoins. Sa santé se dégrada en raison de problèmes rénaux, et il mourut en 1962, sans argent pour payer une pierre tombale. Sa famille, laissée dans la pauvreté, dut lutter pendant des décennies pour réclamer une part légitime des royalties générées par son œuvre.
Ce n’est qu’en 2006, grâce à une campagne juridique menée par ses héritiers, que la famille de Solomon Linda obtint un règlement financier avec les détenteurs des droits de «The Lion Sleeps Tonight». Bien que tardive, cette victoire posthume souligna l’importance de reconnaître les contributions culturelles des artistes marginalisés et de corriger les injustices du passé.
Un héritage indélébile
Aujourd’hui, Solomon Linda est reconnu comme l’un des pionniers de la musique sud-africaine moderne. Son style, connu sous le nom de mbube, donna naissance au genre isicathamiya, popularisé par des groupes comme Ladysmith Black Mambazo. «Mbube» reste une chanson emblématique, symbole de la résilience et de la créativité d’un artiste qui, malgré les obstacles, a marqué l’histoire musicale mondiale.
L’histoire de Solomon Linda n’est pas seulement celle d’un talent exceptionnel réduit au silence par les injustices systémiques. C’est aussi un rappel puissant de la nécessité de protéger les droits des créateurs, en particulier ceux issus de communautés marginalisées. En rendant hommage à son œuvre et à son héritage, le monde reconnaît enfin la véritable portée de son génie musical.
Références
Solomon Popoli Linda, né dans la région rurale et pauvre de Msinga en pays zoulou, est l’une des figures les plus emblématiques mais tragiquement méconnues de la musique sud-africaine. Créateur du célèbre chant «Mbube», qui deviendra mondialement célèbre sous le titre «The Lion Sleeps Tonight, Linda a marqué l’histoire de la musique, bien que son héritage ait été terni par l’exploitation de son œuvre et le déni de ses droits d’auteur.
Une jeunesse influencée par la musique syncopée
Solomon Linda est né en 1909 près de Pomeroy, dans une région rurale du KwaZulu-Natal. Éduqué à l’école Gordon Memorial Mission, il y fut initié à la musique occidentale tout en restant profondément ancré dans la tradition zouloue. Dans le contexte de l’époque, où les influences musicales américaines, comme le ragtime et le jazz, se répandaient en Afrique du Sud depuis les années 1880, Linda développa un style unique. Inspiré par ces nouveaux courants musicaux, il composa des chansons zouloues qu’il interprétait lors de mariages et de réceptions locales avec des amis.
En 1931, comme beaucoup de jeunes Sud-Africains de sa génération, Solomon Linda quitta sa terre natale pour chercher un emploi à Johannesburg, alors une métropole en pleine expansion grâce à l’exploitation de ses riches mines d’or. Cette migration, bien que motivée par des raisons économiques, devint un tournant dans sa vie musicale.
Les Evening Birds : un groupe emblématique
À Johannesburg, Solomon Linda travailla dans le magasin de meubles de son oncle, mais son amour pour la musique ne faiblit pas. Il rejoignit une chorale appelée Evening Birds, qui se sépara en 1933. Refusant d’abandonner la scène, Linda refonda un nouveau groupe portant le même nom. Travaillant également comme serveur à l’hôtel Carlton, il continua de cultiver son art, passant des animations de banquets aux compétitions de chant.
Les Evening Birds devinrent rapidement populaires grâce à leurs performances captivantes, agrémentées de costumes élégants : redingotes rayées, chapeaux melon et chaussures noires et blanches. Ces spectacles reflétaient un mélange unique de traditions zouloues et d’influences occidentales, attirant un large public dans les compétitions de chant à Johannesburg.
La naissance de «Mbube»
En 1939, la carrière de Solomon Linda prit un nouveau tournant lorsqu’il fut repéré par Griffith Motsieloa, un recruteur talentueux de la Gallo Record Company. Cette firme, fondée par l’immigrant italien Eric Gallo, possédait alors le seul studio d’enregistrement professionnel en Afrique subsaharienne. Linda et les Evening Birds enregistrèrent plusieurs chansons sous ce label.
C’est lors d’une session d’enregistrement que Solomon Linda improvisa «Mbube», un titre signifiant «lion» en zoulou. La chanson, construite autour d’une harmonie vocale puissante et d’un chant rythmique en polyphonie, était inspirée des traditions musicales zouloues tout en intégrant des éléments modernes. Le morceau devint un énorme succès en Afrique du Sud dans les années 1940, vendant plus de 100 000 exemplaires – un exploit pour l’époque.
Cependant, malgré ce succès, Solomon Linda ne reçut que dix shillings (moins de deux dollars) pour l’enregistrement, une somme dérisoire qui illustrait les inégalités systémiques dans l’industrie musicale sud-africaine, encore plus accentuées par les dynamiques raciales sous le régime de l’apartheid.
La spoliation de son œuvre
Si «Mbube» devint un symbole de la culture sud-africaine, son succès dépassa rapidement les frontières du pays. Le titre attira l’attention de producteurs internationaux, notamment aux États-Unis, où il fut adapté et popularisé sous le nom de «The Lion Sleeps Tonight». La version américaine, enregistrée dans les années 1950 par le groupe The Tokens, devint un succès planétaire, générant des millions de dollars en royalties.
Cependant, Solomon Linda ne bénéficia jamais de ces retombées financières. Ignorant ses droits d’auteur et exploité par un système colonial profondément inégalitaire, il fut dépouillé de tout bénéfice. Les producteurs et éditeurs occidentaux profitèrent de sa méconnaissance des lois internationales sur la propriété intellectuelle pour s’approprier ses droits.
Une fin tragique
Dans son pays natal, la gloire de Linda s’éteignit peu à peu. Après le succès initial de «Mbube», il connut des années difficiles, occupant des emplois subalternes pour subvenir à ses besoins. Sa santé se dégrada en raison de problèmes rénaux, et il mourut en 1962, sans argent pour payer une pierre tombale. Sa famille, laissée dans la pauvreté, dut lutter pendant des décennies pour réclamer une part légitime des royalties générées par son œuvre.
Ce n’est qu’en 2006, grâce à une campagne juridique menée par ses héritiers, que la famille de Solomon Linda obtint un règlement financier avec les détenteurs des droits de «The Lion Sleeps Tonight». Bien que tardive, cette victoire posthume souligna l’importance de reconnaître les contributions culturelles des artistes marginalisés et de corriger les injustices du passé.
Un héritage indélébile
Aujourd’hui, Solomon Linda est reconnu comme l’un des pionniers de la musique sud-africaine moderne. Son style, connu sous le nom de mbube, donna naissance au genre isicathamiya, popularisé par des groupes comme Ladysmith Black Mambazo. «Mbube» reste une chanson emblématique, symbole de la résilience et de la créativité d’un artiste qui, malgré les obstacles, a marqué l’histoire musicale mondiale.
L’histoire de Solomon Linda n’est pas seulement celle d’un talent exceptionnel réduit au silence par les injustices systémiques. C’est aussi un rappel puissant de la nécessité de protéger les droits des créateurs, en particulier ceux issus de communautés marginalisées. En rendant hommage à son œuvre et à son héritage, le monde reconnaît enfin la véritable portée de son génie musical.
Références
- Erlmann, Veit. Nightsong: Performance, Power, and Practice in South Africa. University of Chicago Press, 1996.
- Ballantine, Christopher. Marabi Nights: Early South African Jazz and Vaudeville. University of KwaZulu-Natal Press, 2012.
- «The Lion Sleeps Tonight: The Untold Story of Solomon Linda.» BBC News, 2000.
- Pakendorf, Gunther. «South African Music Legends: Solomon Linda and the Creation of Mbube.» South African Historical Journal, vol. 55, no. 3, 2007, pp. 65-79.
- Gallo Music Group Archives. «Solomon Linda: The Pioneer of Mbube.»
- Blanchard, Pascal. Culture coloniale et appropriation musicale. Éditions La Découverte, 2010.